Une transhumance mouvementée !

Chaque année, l’écrivain Daniel Picouly choisit une phrase d’une œuvre de Marcel Pagnol, phrase qui constitue l’incipit de la nouvelle à écrire. Autrement dit, chaque candidat doit poursuivre (sur environ 4 pages et sur 12 000 signes/espaces maximum) l’histoire que lui inspire ce début.

Voici mon texte pour cette nouvelle édition 2023/2024, inspiré par l’extrait du « Premier amour » de Marcel Pagnol (écrit en rouge) :

Une transhumance mouvementée.

« Tu vois que je ne suis pas morte. Il y avait un grand arbre ; il s’était battu contre le Feu, et il avait perdu. Il était couché par terre, et le Feu avait laissé des abeilles rouges qui le mangeaient. Je me suis approchée parce que c’était joli …

et je me suis penchée vers son ventre tourmenté. Il devait souffrir intensément car j’entendais comme un gargouillis, comme un remue-ménage affreux qui contrastait avec la magnificence du spectacle. En fait j’ai compris à cet instant précis que c’était le repas de l’ogre… »Quelque part, dans la garrigue qui longeait la sente, une petite brindille faite d’un tabac incandescent encore emmailloté dans les restes de sa feuille de papier avait réveillée le monstre à l’appétit vorace. Il s’était immédiatement mis en quête de calories en avalant goulûment tout le monde végétal qu’il avait à sa portée. C’est là, sans doute à cause des spirales de fumées qui flottaient autour d’elle, que la tête de Magdaline s’était mise à tourner et qu’elle avait senti sous elle ses jambes se dérober. Elle avait vacillé, puis s’était laissé glisser sur le sol poussiéreux mais heureusement sans grand dommage !

« Je ne suis pas morte ! Je ne suis pas morte ! Je ne suis pas… »

Jérémien pleurait en la serrant dans ses bras, au risque de l’étouffer. Il avait eu une de ces trouilles ! Magdaline, sa grande fille Magdaline! La mère de l’adolescente, dont il était séparé depuis maintenant quasiment trois ans, l’avait autorisé à l’emmener sur cette transhumance pour ses seize ans, mais ses recommandations résonnaient encore dans les oreilles de Jérémien: Je te la confie, mais tu en es responsable sur ta vie ! Affolé comme beaucoup des spectateurs par ce début d’incendie, il l’avait cherchée du regard sur la sente où bêtes et gens courraient en tous sens, et avait fini par l’apercevoir en train d’admirer, comme médusée, la ligne de feu qui s’allongeait peu à peu. A l’endroit où elle avait acquis le plus de force, elle avait complètement embrasée un jeune pin d’Alep dont le tronc venait de s’abattre devant elle dans une gerbe d’étincelles.

« Magdaline  ! Magdaline ! »

Et il s’était précipité comme une furie, incapable de réfléchir ni de pondérer son élan vers son enfant, amplifiant dans son subconscient les possibles dégâts causés par la chute de la jeune fille. Était-elle blessée ? Brûlée ? Évanouie ? Il eut la réponse en la serrant sur sa poitrine : « Je ne suis pas morte ! Je ne suis pas morte ! Je ne suis pas… » Mais au-delà de la peur, les paroles qui avaient jailli des lèvres de Magdaline lui avaient confirmé l’harmonieuse sensibilité de sa fille et ces mots, offerts spontanément dans cet instant si particulier, vibraient encore dans son cœur : « Je me suis approchée parce que c’était joli et me suis penchée vers son ventre tourmenté. Il devait souffrir intensément car j’entendais comme un gargouillis, comme un remue-ménage affreux qui contrastait avec la magnificence du spectacle. En fait, j’ai compris à cet instant précis que c’était le repas de l’ogre… »

Jérémien a quarante trois années qu’il porte très bien. Il travaille à Aups dans une étude de notaire. Il est grand, brun avec un visage avenant, et l’on voit maintenant quelques cheveux blancs saupoudrés sur ses tempes. Cela le rend plus séduisant encore. Ceci dit, depuis la désunion des deux parents de Magdaline pour incompatibilité d’humeur, il n’a plus eu de relation féminine et s’est attaché à remplir correctement ses devoirs de père d’une adolescente dont il avait la garde alternée. Sa fille avait beaucoup souffert au moment de la séparation mais avait retrouvé avec le temps une stabilité et une joie de vivre communicative. Cela était très certainement dû à l’intelligence des deux parents qui avaient réalisé un divorce à l’amiable, sans s’entre-déchirer. Magdaline s’étonnait même maintenant, sans entrer dans le vif du sujet avec son père, que celui-ci ne recherchait pas une compagne comme elle l’avait vu faire chez certaines de ses amies placées dans la même situation familiale.

Autour d’eux tout rentrait progressivement dans l’ordre. Par chance, l’absence de mistral avait sensiblement contribué à ce que ce début de feu de maquis ne prenne une importance considérable, et qu’il ne devienne par conséquent rapidement immaîtrisable. Nous n’étions qu’en mai, mois de naissance de Magdaline, mais la sécheresse de cette année hors du commun avait rendu la végétation extrêmement vulnérable et à la merci de la moindre étincelle. A leurs cotés, les bergers et les habitants de Moustiers-Sainte-Marie achevaient de circonscrire le feu et de faire rendre l’âme à la moindre fumerolle, par des moyens peut-être archaïques, mais néanmoins suffisamment efficaces : branches d’arbres, pelles, fléaux, sable, seaux d’eau amenés des premières maisons du bourg. Le troupeau de moutons, qui avait commencé par s’éparpiller sous la frayeur et aussi parce que commandé par l’instinct de conservation des animaux, était en train de se regrouper grâce à l’efficacité combinée et énergique des deux Patous et du Border Collie.

Magdaline s’était dégagée non sans mal de l’étreinte protectrice de son père et semblait, contrairement à lui, se satisfaire de ce total remue-ménage et profiter du soulagement ainsi que de la jubilation de tous : ils avaient vaincus le Feu ! Ils étaient les plus forts ! Même si ce début de sinistre n’avait pas pris une ampleur considérable, ils pouvaient s’estimer heureux de s’en être tirés à si bon compte et le faisait entendre à ceux qui arrivaient après la bataille. Du haut de ses seize années, Magdaline le narrait d’ailleurs également à tout ceux qui voulait bien l’entendre avec une exultation assez communicative. Toujours est-il que deux bonnes heures avaient été nécessaires afin que le feu soit totalement circonscrit et que tout risque de reprise du sinistre fût écarté. Mais après les effusions et les embrassades d’autosatisfaction, le maréchal-ferrant, qui avait plus ou moins coordonné les opérations et apporté sur les lieux grâce à son baudet et à sa carreto une partie du matériel ayant servi à l’extinction des feux, posait cette question primordiale :

« Mais qui a bien pu commettre une idiote imprudence au point de mettre en danger de la sorte les braves gens de Moustiers Sainte-Marie ??? »

C’était un grand bonhomme rougeot, corpulent, à la musculature bien dessinée et justifiée par son métier. Une face ronde comme la lune, qui était loin de refléter une quelconque méchanceté, complétait un aspect jovial. Tout en lissant une grande moustache poivre et sel, il tournait la tête de droite et de gauche, regardant d’un œil interrogatif et méfiant la populace venue compléter, par simple curiosité, le groupe des intervenants sur la scène du crime… Suite à ces paroles éloquentes, l’euphorie retomba de suite d’un cran. Tous avaient œuvré pour le bien de la communauté, mais dans le « feu » de l’action, aucun n’avait encore pris le temps de penser à la cause de cet incident regrettable. Ceux qui étaient trop loin du forgeron pour avoir saisi le sens de ses paroles se penchaient maintenant vers les plus proches en posant la question cruciale : « Qu’est-ce qu’il a dit ?? » Le souci était que personne, en l’état actuel des choses, n’avait de réponse à apporter. Personne… ou presque ! Magdaline avait sa petite idée, car la jeune adolescente, que tout émerveillait dans l’accomplissement de son rêve enfin réalisable d’accompagner une transhumance, avait depuis le commencement de ce trajet d’environ 120 km qu’ils devaient parcourir en une dizaine de jours, écarquillé ses yeux émerveillés et enregistré dans sa mémoire insatiable, pour son plus grand plaisir, les moindres faits et gestes de ce qui se tramait autour d’elle. Comme Jérémien était toujours à ses côtés, elle l’entraîna un peu à l’écart tandis qu’autour d’eux les commentaires allaient bon train Plusieurs des intervenants commençaient à incriminer les bergers, ces gens qu’ils ne connaissaient pas et qui subitement leurs paraissaient bizarres et suspects…

« Tu voulais me parler de quelque-chose ma chérie ?

– Oui écoute : tu vois la carriole qui part chaque matin devant le troupeau avec les vivres pour la journée, les tentes, les couchages etc ?

– Oui bien sûr. C’est celui qui se nomme René qui conduit la jument attelée à cette charrette.

Et bien ce René en question, il fume. Je l’ai vu plusieurs fois rouler des cigarettes pour lui prendre le chemin.

– Tu sais, on ne peux pas accuser cet homme sans l’avoir pris sur le fait.

Je sais bien papa, mais je l’ai vu également jeter son mégot sur le bord de la route, et ce matin, comme d’habitude, il l’a fait…

Nous verrons ça ce soir avec Aymery et les autres bergers, mais pour l’instant il faut désamorcer ce pétard avant qu’il nous saute à la figure, autrement l’estive est compromise…

– Bon, alors laisse-moi faire. »

Et Magdaline, d’une façon tout à fait réaliste et tellement innocente comme celui d’une jeune fille de son âge qu’elle se devait d’être, s’avança vers le forgeron en train de débattre et de chercher des indices auprès des pompiers improvisés :

« Monsieur s’il vous plaît ! Je viens de parler avec mon père de deux compères que nous avons croisés tout à l’heure après être sortis de votre village. Nous avions mangé un morceau et reprenions la route lorsque je les ai vu. Je peux vous assurer que tous les deux avaient une cigarette à la bouche, et nous ne savons pas ce qu’il ont bien pu faire de leur mégot… »

Jérémien n’en reviens pas ! Quel culot ! Tout cela parce qu’il n’est pas question pour Magdaline de mettre en péril la transhumance. Et en plus c’est au maire qu’elle raconte une histoire !

« Bon, de toute façon, plus rien ne sert de leur courir après, soliloqua alors le maréchal ferrant d’un air pensif et toujours en caressant sa moustache. Puis tout haut : Les amis, merci à vous tous, ceux de la transhumance, pour votre aide spontanée et efficace. Vous nous avez tiré une belle épine du pied, d’autant qu’au village le matériel destiné à combattre le feu est vraiment désuet. Nous en reparlerons d’ailleurs à la prochaine réunion du conseil municipal. Étant donné l’heure qu’il est, je ne pense pas que vous repartiez d’ores et déjà sur la route puisque dans quelques heures il fera nuit noire ?

– Je ne le pense pas non plus Monsieur le Maire, répond Aymery, le responsable de l’estive qui prend la parole : Nous avons fait notre devoir en répondant à cette urgence mais nous avons perdu trois heures de marche et, comme vous le disiez à l’instant, le soir va prochainement tomber. Le souci est que nos couchages et victuailles sont devant nous et avancent bon train depuis ce matin vers Castellane où nous devions arriver à la brune.

Qu’à cela ne tienne. Nous ne vous laisserons pas sans aide après ce que vous avez fait pour le village. Combien êtes-vous ? Huit si je compte bien ? Nous allons parquer votre troupeau et vos animaux dans un terrain qui m’appartient. Il est clôturé et un ruisseau le traverse, donc pas de souci pour abreuver toutes ces jolies bêtes. Quand à vous, les hommes, on va bien vous trouver de bons samaritains parmi les habitants pour vous restaurer et vous coucher ce soir. Vous avez besoin d’un bon nettoyage avec toutes ces cendres et cette fumée que nous avons combattues vaillamment. Nous ressemblons plus à des charbonniers qu’à des pastoureaux !

Merci Monsieur le Maire. Nos trois ânes bâtés transportent le nécessaire pour nous rapproprier et nous redonner ainsi un aspect plus acceptable.

–Appelez-moi donc Marcel. Je repars vers le bourg pour préparer votre arrivée.

– Alors merci Marcel. Je suis le berger organisateur de cette transhumance et je me nomme Aymery. Nous terminons de rassembler les bêtes et nous vous rejoignons dans votre si beau village.« 

Il fallut encore à nos amis une bonne heure pour accomplir les préparatifs de retour vers Moustiers-Sainte-Marie. Pour le bien être des quelques quatre cent cinquante moutons mais également des ânes, des chiens, des chèvres et autres boucs, Aymery avait préféré faire exécuter immédiatement les tâches de fin de journée, c’est à dire vérifier l’état de toutes ces bêtes, panser les blessures, enlever les tiques, veiller à ce que les agnelets soient correctement nourris. Magdaline est subjuguée par les chèvres qui font tétoune : avec leurs mamelles gorgées de lait, elles servent de nourrices aux agneaux abandonnés ou orphelins. Tout ceci doit être fait avant de penser aux hommes. Mais tous savent maintenant que la soirée sera plus calme et qu’ils pourront faire, le lendemain matin, un départ correct après une bonne nuit réparatrice, pour reprendre la draille qui doit les mener, via Castellane, jusqu’à la Colle-Saint-Michel. Jérémien quant à lui a quelques mots d’explication avec Magdaline. Il a eut du mal, dans un premier temps, à accepter le pieux mensonge de sa fille. Mais il se dit que tout compte fait, la situation a évolué favorablement et que Magdaline a réagit rapidement et dans le bien de tous, pour calmer le jeu et éviter que l’histoire ne dégénère. Aymery donne alors le signal du départ et la longue procession se met en route. En tête viennent les boucs du Rove avec leurs longues cornes vrillées, et les cadets, qui sont des béliers castrés. Ceux ci portent sur des colliers de bois les redons, des cloches au son grave. On peut faire confiance aux boucs du Rove et à leur très bon sens de l’orientation pour la conduite du troupeau. Les chiens bordent les bêtes en courant le long de la longue file, rappelant à l’ordre les traînards ou les affamés, qui trouvent toujours un motif pour quitter leurs congénères. Il faut dire que les tentations sont nombreuses, entre les genêts, le thym et le romarin, les orchidées sauvages, les églantiers, la menthe, l’origan, ainsi que les jeunes pousses tendres d’une multitude d’arbustes. Ils ne peuvent passer inaperçus dans le tintamarre des bêlements, des sonnailles, du piétinement des centaines de pattes, des aboiements des chiens. Jérémien s’est chargé les épaules d’un agneau de trois jours qui ne peut bien sûr, comme ses congénères venus au monde récemment, qu’être porté par un homme ou un âne.

Lorsqu’ils parviennent à Moustiers, ils y sont accueillis pas le maire. Le bruit de leurs exploits s’est propagé et a fait sortir les habitants dans les rues. Marcel n’a eu aucun mal à leur trouver un hébergement pour la nuit ainsi qu’une collation qui se prendra en commun dans la salle paroissiale. L’ambiance est bon enfant et la nourriture simple mais copieuse et de qualité. Des carafes de rosé et d’eau fraîche sont à disposition des bergers et accompagnateurs. Ils peuvent ainsi se restaurer en faisant connaissance des Moustiérains qui vont leur ouvrir leur porte pour une nuit. Rapidement, le vin aidant, les langues se délient et la salle est bientôt remplie d’un brouhaha sympathique. Magdaline et Jérémien vont être hébergés dans une ferme. Il s’agit d’un mas provençal suffisamment grand pour ne pas poser de problème de place afin de les accueillir correctement et le Maire les présente alors à leur logeuse d’un soir :

« Les amis je vous présente Elsa qui est fermière. Une femme bien courageuse puisqu’elle dirige seule et de main de maître une bien belle exploitation agricole. Elsa, voici Magdaline et son père qui nous ont aidés aussi à combattre le feu cet après-midi. Je vous les confie. Je vais continuer de mon côté à organiser les hébergements improvisés.

Bonsoir à tous les deux, dit Elsa. Maintenant je connais Magdaline, mais ce diable de Marcel ne m’a pas dit votre prénom…

Jérémien, moi c’est Jérémien. »

Magdaline remarque alors le peu de mots qui sortent de la bouche de son père. Il regarde Elsa d’une façon plutôt gênée et semble ne pas savoir quoi lui dire. Hors, ce n’est pas son style, ni de par son caractère, ni de par son métier. C’est Elsa qui relance encore la conversation : « Vous venez de loin avec votre troupeau ?

Nous sommes en estive et nous arrivons des Hauts d’Espigoule, près de Ginasservis. C’est là que se trouvait le point de rassemblement. Cela fait cinq journées pleines que nous sommes sur les sentiers. Mais Magdaline et moi ne sommes qu’accompagnants. Je connais toutefois bien cette contrée, mes ancêtres étaient de Moustiers et… »

Le voilà à nouveau bloqué ! Et là, Magdaline se dit que son père vient d’accrocher au sourire lumineux de la jolie fermière. Car il est vrai qu’elle est jolie et doit être d’âge avec Jérémien. Marcel n’a-t-il pas dit qu’elle était seule pour diriger sa ferme ? Magdaline sent que c’est à elle maintenant de reprendre les choses en main :

« Si nous allions nous asseoir Elsa, je me sens un appétit d’ogre ! Et puis nous pourrons ainsi faire plus ample connaissance. Vous allez devoir faire preuve d’indulgence, car il me semble que l’incendie a secoué mon père au point que les mots lui font défaut. » Et ce disant, elle adresse à la logeuse d’un soir un clin d’œil amusé et complice.

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